La belle endormie

Publié par Alvin NORGE le

Selon des spécialistes, c’est l’un des plus imposants corps de ferme du Kochersberg, voire d’Alsace. Construit en 1793 sur 37 ares à Saessolsheim, il est vide depuis une quinzaine d’années. Faute de repreneur dans la famille, ses propriétaires viennent de décider à contrecœur de le mettre en vente. Mais pas pour en faire n’importe quoi….

« Elle a toutes les caractéristiques des fermes du Kochersberg, mais tout est plus grand ! » selon l’architecte Jean-Christophe Brua. À gauche, la dépendance, avec sa galerie longue de 40 mètres. À droite, la gross’stube aux généreuses dimensions.

« C’est incroyable ! » s’exclame un visiteur, venu de Dossenheim-sur-Zinsel en amateur et qui s’extasie sur la taille, la noblesse de construction et l’état de conservation de cette ferme du XIIIe siècle. « Tout est authentique. Elle est dans son jus », commente à son tour, dans la vaste cour intérieure, l’architecte Jean-Christophe Brua.

Au centre du village, non loin de l’école et de l’église (un emplacement qui à l’époque marquait son rang), dans une petite rue qui va vers les champs, on la remarque immédiatement. Un grand portail mal fermé réunit la dépendance au bâtiment d’habitation, dont la construction a débuté en 1791 et s’est terminée deux ans plus tard. Loin des tourments politiques de la Révolution française, on bâtissait ici son avenir sur la noblesse de la terre.

« Sa démesure en fait un édifice hors du commun »
Houblon, céréales, viticulture, élevage laitier : cet immense domaine agricole a fait travailler au fil du temps de nombreux habitants. Dirigée à l’origine d’une main de fer par Mme Hartz, une maîtresse femme qui, si l’on en croit la légende, chevauchait en amazone, elle fut plus tard habitée par cinq célibataires, quatre frères et une sœur.

Aux alentours, cette ferme était « celle qui avait le plus de terre agricole », explique François Scharsch, représentant des propriétaires. C’était donc logiquement aussi « l’une des plus belles et des plus riches ». De fait, elle « dénote complètement par rapport aux fermes alsaciennes ». Non pas par sa construction, traditionnelle bien qu’issue de matériaux nobles choisis pour leur esthétique et leur solidité, mais plutôt par « son format ». « Elle a toutes les caractéristiques des fermes du Kochersberg, mais tout est plus grand ! » résume Jean-Christophe Brua devant la demeure dont chaque étage s’étend sur 200m2 sur trois niveaux, outre deux niveaux de combles.

Exceptionnel par sa taille, ce corps de ferme ne l’est pourtant pas par son destin. Chaque année, de nombreuses fermes traditionnelles vides se cherchent un destin. Plusieurs disparaissent, dans le Kochersberg et partout en Alsace, victimes de la pression foncière et aussi du manque de moyens ou d’envie pour les rénover.

Un constat signalé depuis des années par l’association de sauvegarde de la maison alsacienne, basée à Schwindratzheim et auprès de laquelle Jean-Christophe Brua intervient comme architecte conseil spécialisé dans le patrimoine. À Saessolsheim, il est mandaté par l’agence parisienne Patrice Besse, qui vend des « biens de caractère » dans toute la France.

Il sait donc de quoi il parle lorsqu’il décrit ainsi ce corps de ferme comme « l’un des plus imposants du Kochersberg, peut-être même d’Alsace. Témoin de l’opulence des grands propriétaires terriens au XVIIIe siècle, l’ensemble offre un archétype devenu extrêmement rare en Alsace. Sa démesure en fait un édifice hors du commun. »

« Beaucoup de corps de ferme sont dénaturés »
Ce corps de ferme, il l’a à l’œil depuis plusieurs années. « On connaît ce bâtiment depuis longtemps, on espérait qu’il y ait un projet. » Selon lui, « les passionnés du bâti ancien, quand ils voient cet ensemble, ça les fait rêver ». Car là où le néophyte s’arrêtera sur l’aspect un peu délabré des lieux, l’amateur averti décèlera la qualité des matériaux et de l’architecture. Voyant un avantage dans le fait que rien ici, ou presque, n’a été rénové depuis près d’un siècle.

En effet, « beaucoup de corps de ferme sont dénaturés » par des rénovations hasardeuses. Le puriste serait ainsi certainement dévasté devant un tel bâtiment que l’on aurait muni de fenêtres en PVC ou sauvagement isolé par l’extérieur. Car ces murs extérieurs recèlent parfois des trésors insoupçonnés.

Dans la partie haute de cette maison, sous une couche de ciment, l’œil averti voit le colombage en chêne, recouvert à l’époque où la mode commandait de cacher les pans de bois. L’immense charpente, également en chêne, est recouverte d’un toit en tuiles traditionnelles, de style biberschwantz, percé de curieuses chatières en zinc. Les fenêtres sont en bois d’origine, certains carreaux encore sertis de plomb.

Face à la grande dépendance aujourd’hui en piteux état, parcourue d’une coursive longue de 40 mètres, François Scharsch raconte l’époque où l’on trouvait en bas les animaux, vaches et chevaux, et à l’étage les saisonniers et les domestiques. « J’ai connu le dernier valet qui logeait là-haut », se souvient-il.

Une mémoire qui se fait encore plus vive lorsqu’on pénètre à l’intérieur du bâtiment d’habitation, sorte de « musée vivant ». Ici, il n’y a pas si longtemps, vivaient encore ses occupants entre la « klein stube », dotée d’un poêle en fonte de Zinswiller daté de 1818, et la « gross’stube », où un escalier camouflé dans un meuble en bois conduit aux vastes caves voûtées. L’escalier à balustrades d’époque Louis XV, dont aucune marche ne fléchit sous les pas, mène à l’étage. Où l’on s’étonne encore une fois de fouler, au sol de la multitude de grandes pièces, des planchers à grandes lattes dont pas une ne bronche.

« Depuis 1900, rien n’a été fait »
De retour au rez-de-chaussée, dans la cuisine au confort sommaire où « depuis 1900 rien n’a été fait », on reste ébahi devant la grande hotte d’origine. On trouve bien quelques fils électriques, ayant essentiellement pour vocation d’alimenter quelque ampoule. Mais pour le reste, on vivait là comme au début du XXe siècle.

Par bonheur pour les amateurs, l’ensemble a échappé à la vague de rénovations qui a touché les corps de ferme alsaciens dans les années 1990, alors qu’il fallait tout moderniser pour accueillir notamment les nouvelles grandes machines. L’âge d’or de cette ferme étant depuis longtemps passé, « ils n’allaient pas moderniser, parce qu’ils voyaient bien qu’il n’y aurait pas de successeurs ».

Et c’est bien là tout le souci des actuels propriétaires, chez qui l’espoir d’une reprise familiale s’est estompé au fil des ans. Dès lors, « la façon simple de s’en sortir, ça aurait été de vendre et de laisser du collectif se construire dessus. Mais on voulait éviter qu’elle soit dénaturée. » Il arrive ainsi que ce type d’héritage familial représente au final un fardeau. Surtout quand on tient à en préserver la dignité. « Notre objectif a toujours été de la conserver dans son authenticité. »

Pour ce faire, outre le prix de vente, l’acquéreur devra consacrer une coquette somme pour la rénover, que Jean-Christophe Brua estime entre 500 000 € et un million d’euros. Il est bien conscient qu’un tel investissement, à la rentabilité hasardeuse, n’est pas à la portée de tout le monde. « Il faut quelqu’un de passionné » pour embrasser le destin de cette belle endormie. Quelqu’un qui voudrait par exemple y « réunir trois générations sous le même toit », imagine l’architecte, ou installer des « chambres d’hôtes, un gîte, de la restauration », songe François Scharsch.

La visite terminée, une fois franchi le portail d’entrée, on s’attarde au pied d’une immense grotte de Lourdes érigée à quelques mètres de l’ensemble. Là où, rappelle François Scharsch, « il y a une quinzaine d’années, les fidèles venaient encore en procession ». Ce qui, dans les prochains jours, ne sera sans doute pas le cas des acheteurs, tant la tâche paraît immense, à la mesure de ce vaste ensemble. Mais peut-être qu’une petite prière sera entendue, pour que soit un jour ressuscitée la grandeur des lieux.

Où est passé le vin savernois ?
Dans les caves voûtées de ce corps de ferme à Saessolsheim, on trouve de grandes barriques de vin alignées contre le mur. Signe que la viticulture était, à une certaine époque, bien présente dans la région de Saverne. Du moins, jusqu’à ce que le phylloxera décime le vignoble alsacien dans la seconde moitié du XIXe siècle. La viticulture étant une activité qui rapportait peu, Jean-Christophe Brua explique qu’alors « ceux qui le pouvaient ont converti leurs terres » à d’autres cultures, en fonction des possibilités du sol. Ça a été le cas dans le Kochersberg et dans la région de Saverne. Les temps changent puisqu’aujourd’hui, les exploitants du vignoble sont souvent considérés comme des privilégiés en Alsace…

Catégories : Recueil